En attendant, un peu de théâtre ...
Une pièce de théâtre est-elle faite pour être lue ? Ou seulement vue, le théâtre étant avant tout un spectacle vivant ? Voici une question assez épineuse, qui trouble la littérature depuis quelques siècles déjà ! Personnellement, j’ai d’abord pratiqué le théâtre dans un fauteuil, en trouvant beaucoup de plaisir dans la lecture des ces textes, et ce n’est qu’après que j’ai pu apprécier aussi le théâtre en tant que spectacle vivant. Mais j’ai remarqué que je suis souvent déçue lorsque je vais voir une pièce que j’ai d’abord lue et aimée. Je préfère souvent assister aux mises en scènes réalisées par l’auteur du texte. Bien sûr pour bon nombre de pièces, c’est impossible !!
Vendredi dernier je suis donc allée voir En Attendant Godot de Samuel Beckett, mis en scène par Bernard Lévy. J’avais peur d’être déçue pour plusieurs raisons, dont celle sus-citée, mais aussi parce que Beckett est un auteur très important pour moi, (peut-être le plus important – vous savez, l’auteur qui nous a marqué à un moment clé et qu’on peut relire à tout âge avec un plaisir nouveau et la sensation magique de redécouvrir le texte pour la première fois, l’auteur dont quasiment toute l’œuvre nous fait vibrer et nous procure toute cette gamme d’émotions, de sensations et de pistes de réflexion…) et cette pièce en particulier m’a beaucoup marquée dés la première lecture que j’en ai faite. Je l’ai relue de nombreuses fois depuis, j’ai ma représentation mentale de ce texte, chargée de significations et de symboles, et d’émotions personnelles. Enfin, cette crainte provenait aussi de la mise en scène de Fin de partie par Charles Berling vue l’an dernier et qui m’avait relativement déçue : mise en scène assez pauvre (même si au départ, celle qui est proposée par Beckett est déjà très dépouillée, mais je n’ai pas vu un grand effort de recherche), jeu des acteurs principaux décevant, en revanche les rôles secondaires étaient très bien interprétés : Nag et Nell dans les poubelles… excellents !
Et bien ce vendredi, j’ai été ravie d’attendre Godot en compagnie de Bernard Lévy et de sa mise en scène ! Pas du tout déçue, bien au contraire, j’ai été très agréablement surprise et ravie de redécouvrir une énième fois ce texte. J’y ai encore vu/lu de nouvelles références et interprétations. Bernard Lévy a brillamment réussi à respecter le texte et les didascalies de Beckett, tout en prenant certaines libertés et en faisant quelques innovations remarquables, qui servent très bien la pièce, ajoutant encore à son charme et à sa poésie. Rendant d’ailleurs la poésie de cette pièce plus visible.
Les acteurs, Gilles Arbona, Thierry Bosc, George Ser et Patrick Zimmermann sont tous excellents, rien à redire. Pour les rôles de Vladimir et d’Estragon, j’ai trouvé le jeu des acteurs très fidèle au texte. Les deux autres personnages de la pièce, Pozzo et Lucky, sont très bien interprétés aussi, l’inversion des rôles (soumission/domination) est flagrante entre les deux actes, on le voit, on le comprend de suite. Lucky est assez hilarant lorsqu’il se met à danser et à penser sous les ordres de son maître.
Le décor de la scène était vide, comme il se doit. L’arbre, élément si essentiel dans la pièce, bien là. Dénudé comme il le faut, se chargeant ainsi de toute sa symbolique…Les jeux de lumière étaient également bien menés, mettant bien en relief certains aspects importants de la pièce : le temps qui passe, le jour et la nuit, le crépuscule...
Enfin, belle innovation de Bernard Lévy : la musique et le son. Bruits clownesques lors des coups de pieds, musique de piano lors des changements d’actes : formidable clin d’œil au cinéma muet et à Buster Keaton, et en cela magnifique hommage à Beckett puisqu’il a été influencé par le cinéma muet, Charlot, les Marx Brothers…
Le crescendo et la montée du tragique entre les deux actes était parfaitement visible. On retrouvait aussi tous les registres que Beckett a mêlé dans la pièce qui fut son premier succès : comique, burlesque, tragique et grotesque coïncident sans cesse avec élégance et pudeur. En une réplique, on bascule du théâtre de boulevard à Tchékov ! Tout ce génie se retrouve admirablement dans cette mise en scène. J’ai également beaucoup aimé le respect des « silences » très fréquents dans le texte (ces temps de silence me semblent difficiles à « jouer », je les ai trouvés ratés dans la Fin de partie évoquée au-dessus).
Bref, une promenade douce-amère dans la condition humaine… une attente non pas désespérée et désabusée, mais poétique et lumineuse. Un questionnement au bout...
En Attendant Godot réussit encore à bousculer l'esprit, plus de cinquante ans après sa première représentation, grâce au génie beckettien mais aussi au grand talent de Bernard Lévy et de son équipe professionnelle.
Si vous avez l'occasion de voir cette représentation, courez-y !
Et pour finir, quelques citations, rien que pour le plaisir :
« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable »
« Nous naissons tous fous. Seuls quelques uns le demeurent. »